La vieillesse fait l’objet de représentations et d’idéalisation, souvent dans le sens de la disparition de la pulsionnalité.
À partir d’une situation clinique et de la littérature sera explorée la figure de « la vieille dame indigne » (B. Brecht).
Cette figure sera analysée comme affirmation du self dans le vieillissement, après le veuvage et comme manifestation tardive de l’agressivité vis-à-vis des enfants.
Ceci sera enfin particulièrement interrogé quant au féminin dans la vieillesse et à son idéalisation.
Talpin, J. (2011). La vieille dame indigne. Idéaux et vieillissement.
Cahiers de psychologie clinique, 36, 129-150.
"L’humain peut bien moins qu’il ne le souhaite, mais bien plus qu’il ne se l’autorise."
F. Villa
Pour introduire à la question des idéaux dans le vieillissement et la vieillesse,
Devenir vieux, être vieux : aspect inévitable du devenir de l’être humain dans le temps.
Devenir vieux, être vieux : source d’angoisse et enjeu de constructions individuelles et collectives qui vont des peurs et angoisses contre-investies aux idéalisations souterraines ou affirmées ; source aussi de triomphes mégalomaniaques, de réalisations tardives de soi, de transmissions dans la filiation ou l’affiliation (M. Péruchon et A. Thomé, J-M. Talpin 2003 A et B, 2005).
Selon le modèle de Freud du « Malaise dans la civilisation » l’homme s’est de longue date construit des prothèses, des défenses vis-à-vis de ce qu’il ne maîtrise pas, à commencer par le temps et la mort, pour les ignorer ou pour tenter de les maîtriser, ou pour le moins pour se faire croire qu’il pourrait les maîtriser.
Depuis le début des années 1960, en Occident, l’espérance de vie augmente d’un trimestre par an, soit d’une année tous les quatre ans. Ceci alimente en même temps l’optimisme, l’espoir, et l’angoisse car bien vite la question du vieillissement se pose pour chacun non seulement quantitativement (combien d’années ?) mais qualitativement (comment, dans quel état ?).
Si le quantitatif est la source de bien des gratifications narcissiques et œdipiennes (la joie et/ou l’angoisse de vivre plus longtemps que l’un ou l’autre, ou les deux, parents, que tel(le) rival(e)), le qualitatif renvoie aux craintes de pertes (objectales et narcissiques), de détériorations (somatiques, psychiques, cognitives) et/ou aux formations et constructions réactionnelles qui viennent leur répondre.
Nous verrons que ce qualitatif devient une véritable prescription sociale prenant la place, ou visant à le faire, des idéaux du moi singulier, en particulier dans la logique de la prévention…
Mais de quoi, au fond, nous prévient-on et devrions-nous nous prévenir ?
De tout temps le vieillir et surtout la vieillesse (pensée comme état et non plus comme processus) ont fait l’objet de constructions sociales, de mythes, de réflexions philosophiques, en passant par toute la variété des œuvres de cultures.
Des historiens (J-P. Gutton) ont repris et mis en perspective les différents modèles du vieillissement, entre idéalisation positive et idéalisation négative, entre idéal du moi et moi hideur (pour reprendre le terme proposé par J. Messy).
Récemment, la psychosociologue C. Hummel, dans une recherche importante, a dégagé deux modèles du vieillissement, qu’elle considère comme les deux faces d’une même représentation sociale. Elle dégage d’une part une représentation sociale positive, renvoyant à l’âgé en bonne santé, actif, dynamique, plutôt consommateur, d’autre part une représentation sociale négative renvoyant à la dépendance, à la maladie, à la démence, au fait d’être à la charge (donc de coûter).
Schématiquement la première correspond aux « jeunes vieux » et la seconde aux « vieux vieux », la question portant moins sur l’âge que sur le couple autonomie/dépendance.
Or, ainsi que l’ont développé S. Moscocivi et D. Jodelet, les représentations sociales ont plusieurs dimensions : l’une cognitive (elles permettent de connaitre, de se représenter un objet dans la communication sociale), l’autre praxique : en effet ces représentations proposent (ou imposent plus ou moins selon le discours ambiant, les modes et canaux de communication et de diffusion) des conduites, ici quant au « bien vieillir ».
R. Kaës (dans un ajustement épistémologique) ajoute à cela que les représentations sociales, qui font partie de la culture (nationale, locale, familiale…) et à ce titre sont transmises et appropriées ou rejetées, viennent étayer les représentations singulières.
Les idéaux individuels de la vieillesse résultent donc de l’intrication, par et pour chacun, en passant par le familial et le groupal :
– des représentations et valeurs sociales de cet objet qui concerne directement chacun, quant à ses ascendants et quant à lui-même ;
– des expériences de chacun vis-à-vis des personnes vieillissantes et de sa propre expérience du vieillissement ;
– de la manière dont chacun reprend dans ses fantasmes et dans ses théories ses expériences et les angoisses qui y sont liées ;
– des défenses mobilisées autour du vieillissement et de la mort, en particulier selon le degré d’élaboration de ces différentes angoisses (néantisation, abandon, castration…, cf. E. Jaques) ;
– des identifications, infantiles mais aussi tardives, l’identification étant, ainsi que le souligne J. Guillaumin, un processus tout au long de la vie.
En-deçà du modèle du « bien vieillir » (qui suppose une certaine reconnaissance de la réalité du vieillir mais aussi la possibilité d’avoir une prise sur lui, ce qui évite les vécus de passivité, d’impuissance) le sujet peut recourir à un mécanisme de défense plus archaïque : le déni du vieillissement.
Ce déni utilise un tour de passe-passe : si on supprime les signes du vieillissement (en particulier physique), c’est le vieillissement que l’on supprime [raccourci fallacieux, illusoire] (ainsi des produits « antiâge », de la chirurgie esthétique…)
Pour autant, sauf à maintenir tardivement et de plus en plus coûteusement ce déni, la réalité du vieillir finit toujours plus ou moins par s’imposer au système préconscient-conscient. C’est alors que le sujet, incité par le social (y compris par les organismes de sécurité sociale pour des raisons d’économie de la santé), peut s’appuyer sur les représentations du bien vieillir et sur les conduites qui sont censées le favoriser.
Dès lors, et nous retrouvons la dimension narcissique des idéaux, le sujet qui vieillit mal (nous allons voir qu’il y a plus d’une façon de mal vieillir !) va être tenu, socialement et surtout par lui-même, pour responsable de son « mal vieillir », au prix de la culpabilité mais surtout de la honte dans ses aspects les plus déliants socialement (V. de Gaulejac, S. Tisseron, A.Ciccone et A. Ferrant).
Cependant, le registre prescriptif des représentations sociales (tel qu’internalisé et participant alors du surmoi et de l’idéal du moi) ne concerne pas seulement la santé mais, plus largement, le mode d’être de chaque sujet : ainsi, particulièrement, de ce qui « se fait » ou « ne se fait pas » en fonction de l’âge (vêtements, apparence, comportement…).
Dès lors, je distinguerai schématiquement deux manières de mal vieillir, pour m’arrêter plus spécifiquement sur la seconde : mal vieillir physiquement (éventuellement cognitivement), avec l’hypothèse que c’est peut-être bien parce que l’on s’est mal occupé de soi (a-t-on fumé, bu, fait du sport, des exercices intellectuels, fréquenté ses semblables… ?)
Mal vieillir socialement, c’est à-dire se conduire de manière indigne (en un mot faire ce qui ne se fait pas à son âge, et ce généralement en rupture avec ce que l’on avait été jusqu’alors).
Si le mal vieillir cognitivement peut servir à rationnaliser le mal vieillir socialement (terme à entendre avec de multiples réserves comme nous le verrons bientôt) en lui faisant perdre son sens (« il, elle ne se rend pas compte de ce qu’il, elle fait »), la démence ou la maladie peuvent aussi venir comme explication, sur le mode punitif de la rétorsion, du mal vieillir socialement : la recherche de la faute n’est jamais loin, dans la logique de ce qu’A. Ciccone nomme le « fantasme de culpabilité ».
Je me propose donc d’explorer ce « mal vieillir » dans le registre du comportement «indigne» en convoquant d’une part une situation clinique, d’autre part, dans un effet d’éclairage mutuel, la figure littéraire et sociale de « la vieille dame indigne », terme que je reprends au titre d’une brève nouvelle de B. Brecht passée dans le vocabulaire français.
Cette figure, qui n’a de sens qu’en tant que révélateur, par le négatif, des idéaux du vieillissement, en particulier féminin, sera d’abord explorée dans la logique du self et de la pulsionnalité, avant d’être étudiée dans sa dimension relationnelle, en particulier agressive.
Cette réflexion se terminera par un retour sur la question du vieillir comme récompense, dans la lignée des représentations biblique du livre de la Genèse où l’âge correspond à un don de Dieu, don qu’il limitera afin de limiter l’homme dans sa capacité à faire le mal.
Une rencontre clinique éclairée par la culture dans une unité de géronto psychiatrie, je rencontre autant que possible tous les patients entrant, au moins une fois, la suite dépendant de leur accord.
Comme j’arrive dans le service un matin, j’entends une forte voix féminine qui crie :
« Tu vas arrêter de me faire chier, salope, putain… »
Bientôt les soignants me disent : « Ah ! vous ne connaissez pas encore notre baronne, il faudra que vous la receviez, elle a besoin de s’exprimer ! »
Au-delà de la boutade et de la provocation amicale à mon égard, j’entends deux choses :
- d’une part l’équipe soignante ne sait trop comment s’y prendre avec cette dame, aristocrate en effet, qui crie et insulte lorsqu’on la sollicite,
- d’autre part que cette équipe a une certaine affection pour elle car (par rapport à d’autres patients déments qui ne sont plus guère, ou difficilement, dans la relation) cette dame (qui par moment fait la démente) est vécue comme «ne se laissant pas faire», «ayant du répondant, de la personnalité.» (Je renvoie là à mon travail sur la figure de Tatie Danièle.)
Je lui propose donc un rendez-vous dans l’après-midi, qu’elle n’accepte ni ne refuse vraiment, me gratifiant juste d’un « À quoi vous servez ? »
L’après-midi, après avoir sollicité son accord pour l’emmener (elle ne marche plus, est en fauteuil roulant), je la conduis dans le bureau de consultation. Je lui demande ce qui l’a conduite à être hospitalisée, elle me répond :
« Je ne veux pas retourner au Calme logis (c’est le nom, fictif mais proche, de l’institution d’où elle vient) qui n’a de calme que le nom ! J’en ai ras-le-bol des bonnes sœurs, elles me font toutes chier ! »
Comme je relance par une question ce qu’elle vient de me dire, je m’attire une bordée d’injures, dites en criant (pour, je pense, que tout le monde en profite !)
Un peu après, elle tire mon manteau qui pend du porte-manteau, au point d’amener celui-ci au bord du déséquilibre. Je lui fais remarquer qu’il risque de tomber mais que s’il tombe ce sera plutôt sur elle que sur moi. Elle vérifie du regard et lâche mon vêtement.
À chaque tentative de renouer verbalement la relation, je m’attire des insultes et des grossièretés.
La semaine suivante, elle me parle en murmurant au point que, bien que tendant l’oreille, je ne parviens pas à comprendre ce qu’elle me dit. Je le lui signifie et elle me fait signe de la main de m’approcher, ce que je fais. Mais dès que je suis plus proche, elle me lance un coup de pied, heureusement pour moi en chaussons, dans les tibias, me disant que je ne comprends rien. Au fil de nos entretiens, qu’elle ne refusa jamais, et en gardant toujours cette dynamique agressive, l’agressivité se limitant petit à petit au verbal, elle redit son désir de changer de maison de retraite (elle y a vécu environ cinq ans sans difficulté, nous ne parvenons à comprendre ce qui a pu motiver son changement). De plus, elle souhaite qu’on « lui foute la paix », qu’on la « laisse tranquille dans sa chambre », elle ne veut plus voir ces « vieux cons, délabrés » (auxquels elle met des coups de canne s’ils approchent un peu trop près d’elle) ce que l’équipe, qui craint qu’elle ne s’isole et déprime, peine à accepter.
Mme De (je la surnommerai ainsi, en empruntant son titre au film de M. Ophüls) quittera l’hôpital pour une nouvelle maison de retraite qui accepte qu’elle reste dans sa chambre seule (sauf pour les repas). J’ai su par les infirmiers de secteur psychiatrique qu’elle était bien intégrée et ne posait pas de difficulté. Durant cette hospitalisation, elle eut deux fois la visite de sa fille qui expliqua à l’équipe combien celles-ci étaient douloureuses pour elle, sa mère ayant toujours été très stricte sur l’éducation, ce dont elle disait avoir souffert. Du coup, elle ne comprenait pas que sa mère soit devenue ainsi et concevait de la honte à l’entendre crier des grossièretés dans le service lors de ses visites. Elle accepta sans difficulté la demande de changement de lieu de vie de sa mère, tout en soulignant que c’était sa mère qui avait choisi la maison religieuse et que cela était alors un critère important pour celle-ci. Durant les entretiens avec Mme De, jamais je ne me sentis vraiment menacé, ayant le sentiment qu’il y avait une part de jeu dans ce que je vivais moins comme des attaques que comme des provocations. Tantôt elle me faisait vivre son statut d’aristocrate, parlant des gens qu’elle connaissait (il y avait beaucoup de noms à particule), du château de ses parents dans lequel elle vécut son enfance, évoquant sa vie de femme mariée, sans pour autant jamais entrer dans une dimension plus intime, plus affective, et de mère, tantôt, dès qu’elle sentait que l’on approchait trop de dimensions plus intimes, elle se mettait à crier, à jurer, à m’insulter, ce qui au demeurant retombait assez vite. Plus d’une fois, surtout au début (et pris dans mes propres enjeux et stéréotypes sociaux) je me surpris à penser : « Pour une baronne ! » Petit à petit émergea cependant un autre aspect. Elle se mit à chantonner des comptines, des berceuses, semblant osciller entre auto-bercement en reprenant pour elle les chants de sa propre mère et bercement de ses enfants, sans doute en s’identifiant alors à sa propre mère. Une fois, comme elle chantonnait et que je continuai le chant commencé, elle me dit « Tu ne vas tout de même pas t’endormir ! » d’un ton à alerter tout le service. Plusieurs fois, pendant ce suivi, me vint en pensée le terme « la vieille dame indigne ». Je me décidais donc à lire cette brève nouvelle de B. Brecht qui raconte, du point de vue d’un de ses petits-enfants, l’histoire d’une femme qui, après son veuvage vers 72 ans, refuse les solutions que lui proposent ses cinq enfants qui se sont concertés entre eux.
Quatre sont loin, un vit dans la même ville qu’elle. Comme avec sa femme et ses enfants ils sont à l’étroit dans leur petite appartement et qu’elle a une maison, les enfants lui proposent que ce fils et sa famille viennent vivre dans sa maison, en contrepartie de quoi ils s’occuperont d’elle. Elle refuse net, disant tout au plus souhaiter une petite aide financière. Dès lors elle ne rend que rarement visite à ce fils, reçoit de temps à autre ses petits enfants mais commence à aller régulièrement au cinéma (l’auteur précise que c’était un loisir mal vu dans les années 1920), à fréquenter un savetier social-démocrate (!), à boire un peu de vin, à sympathiser avec une jeune fille plutôt simple d’esprit. Le fils resté sur place supporte très mal cette attitude, parlant dans une lettre à son frère de « la conduite indigne de notre chère mère », tandis que son frère lui répond qu’il la trouve « très fringante » et lui recommande de « laisser la vieille femme faire ce qu’elle voulait. » Ainsi en alla-t-il puisqu’après sa mort la famille apprend qu’elle avait acheté des chapeaux à la jeune fille (plutôt qu’à ses enfants, récrimine le frère resté sur place) et surtout qu’elle a hypothéqué la maison et donné l’argent au savetier qui a depuis ouvert une belle boutique dans une plus grande ville. Ainsi que le conclut le narrateur de la nouvelle : « A bien voir les choses, elle vécut successivement deux vies. L’une, la première, en tant que fille, femme et mère, et la seconde simplement en tant que Mme B., personne seule, sans obligation, aux moyens modestes mais suffisants. La première vie dura environ soixante ans, la seconde pas plus que deux années. » De ce rapprochement nait une double opposition, voire un double clivage (il nous faudra revenir sur ce terme) : d’une part entre le passé et le présent de Mme De et de Mme B, comme s’il y avait rupture et non solution de continuité entre les deux, d’autre part au sein de leur environnement : la fille de Mme De et le fils resté dans la même ville que Mme B. vivent des affects de honte et d’indignité de et pour leur mère, l’équipe et l’autre fils voient ces changement avec une bienveillance amusée , voire avec une certaine jouissance. Au fil de mes lectures et visionnage de film, je rencontrai d’autres figures de vieillards indignes, et il s’agissait toujours de femmes !
N’ayant pu le voir, je ne dirai rien de la transposition de la nouvelle de B. Brecht par R. Allio dans le Marseille des années 1970. Je citerai en revanche plusieurs figures marquantes, toujours présentées par leurs auteurs du côté de la vie opposée au conformisme mortifère : la centenaire du « Cornet accoustique » de l’auteure surréaliste L. Carrington, « Les grands-mères » de D. Lessing, Tante Julia du « Voyage avec ma tante » de G. Greene, la Maude de « Harold et Maude », filme culte des années 1970, « Eve octogénaire » de F. Rey sans parler, dans un registre plus explicitement violent de « La visite de la vieille dame » de F. Dürrenmatt. Sans prétendre à l’exhaustivité, je m’arrêterai sur un autre ouvrage « Toute passion abolie » de V. Sackville-West, anglaise contemporaine et amie de V. Woolf car, à sa lecture, je me suis dit que cette auteure, que je ne connaissais alors pas, avait été marquée par la pensée de Winnicott sur le self 4. À ceci prêt que ce roman date de 1931, donc avant les travaux de D. W. Winnicott sur cette question. Ainsi est bien confirmée la position de S. Freud selon laquelle les artistes précèdent les psychanalystes dans la connaissance de l’âme humaine. Ce roman, d’une grande profondeur dans l’analyse psychologique, commence sur la même scène que la nouvelle de B. Brecht : les enfants de la femme du vice-roi des Indes (Lady Slane) sont réunis, après le décès de leur père, pour envisager son futur avec leur mère, qu’ils tiennent pour incapable de faire face à la vie quotidienne, voire à la vie tout court. Ils l’informent qu’elle vivra désormais un trimestre par an chez chacun d’eux et que sa grande propriété sera vendue (dans les deux récits les intentions des enfants sont tressées à leurs difficultés financières). Elle leur annonce qu’elle a elle-même réfléchi à la question et qu’elle va s’acheter une petite maison où elle ira vivre avec sa gouvernante, ce qu’elle fait au mécontentement de ses enfants. Elle commence dès lors un bilan de vie en profondeur, j’y reviendrai, démontant ses logiques en faux-self au profit d’une interrogation sur la vérité de ses désirs et la raison de leur abandon. Cette situation de veuvage (Mme De était veuve aussi depuis au moins dix ans et il ne fut guère question de son mari lors des entretiens) est importante car elle « met le sujet à nu » (J-M. Talpin, C. Joubert), le défait de certains de ses étayages (de même que la retraite et bien d’autres choses perdues au cours du vieillissement), participe au « déshabillage du moi », formulation freudienne reprise par F. Villa à propos du vieillissement, et en particulier du vieillissement corporel.
Dans ces trois cas (Mme De, Mme B., Lady Slane) le veuvage fournit à ces femmes l’occasion de reprendre leur vie en main, avant qu’il ne soit trop tard (cette dimension est d’importance). Je propose donc d’analyser cette figure de la « vieille dame indigne », terme qui revient d’une manière ou d’une autre pour Mme De comme pour les deux personnages littéraires, sur deux axes : celui du self (vrai et faux) et du désir d’une part, celui de l’agressivité (contraire aux idéaux sociaux du vieillissement) d’autre part, en particulier de l’agressivité adressée à la famille et plus spécifiquement à la descendance, sachant que le second participe probablement du premier. Vieillir, devenir, être La figure de la vieille dame indigne questionne les idéaux dans le champ de la vieillesse à deux niveaux. D’une part parce que, comme figure culturelle, elle révèle, par le négatif, les idéaux en grande partie apulsionnels (A. Green) de la vieillesse, et sans doute plus encore de la vieillesse au féminin (le vieillard, la vieillarde détachés des enjeux pulsionnels) ; mais elle manifeste aussi une formation contraire, donnant droit à la manifestation du désir (du désir d’être, le « toute passion abolie » de Sackville-West étant à cet égard parlant). D’autre part parce que, comme figure de la clinique, elle fait ressortir l’idéal de certains sujets vieillissants : idéal d’être soi dans sa vérité et non plus d’être celui (celle) que les autres (parents, conjoints, enfants) attendent. Ceci nécessite un arrêt sur le concept d’idéalisation. En effet M. Klein pense l’idéalisation de l’objet comme un mécanisme de défense par rapport aux angoisses schizo-paranoïdes et oppose l’objet idéalisé au bon objet dans la mesure où l’objet idéalisé n’a de sens qu’opposé à un objet persécuteur. Mais S. Freud montre que l’idéal du moi (l’idéalisation du moi par lui-même et/ou par les parents de l’enfant), s’il s’inscrit dans la lignée narcissique, témoigne aussi de l’intégration de la dimension temporelle : l’idéal projeté en avant du moi a certes à voir avec ce que le moi croit avoir été et avoir perdu, mais il témoigne aussi des processus de renoncement tels qu’ils sont supportables grâce aux déplacements.
Il importe donc ici de distinguer idéalisation de l’objet, idéalisation du moi projeté dans le futur (J-M Talpin, 2009) et idéalisation du processus d’être soi à partir des sources du self. Ceci nous conduit à souligner la proximité qu’il peut y avoir, par rapport aux attentes parentales, entre faux self et idéal du moi, la principale différence résidant dans le degré de maturité du moi au regard du développement du self : le faux self concerne un moi immature, un sujet qui soit a fait l’objet d’empiètements parentaux soit craint d’être abandonné. L’idéal du moi (qui peut cependant être plus ou moins tyrannique ou souple) concerne, lui, un moi capable de s’auto-représenter et de se projeter en devenir, un moi donc capable d’effectuer des choix dans les idéaux parentaux et de jouer avec. Ceci dépend donc et des modes de transmission des idéaux par les parents (plus ou moins intrusifs, réfutables, appropriables, transformables) et des processus d’appropriation et d’intrication par le sujet lui-même. Nous comprendrons mieux cela lorsque nous aurons repris les distinctions proposées par D. W. Winnicott quant aux différentes modalités du faux-self. Les vieilles dames indignes ne ressentent pas l’affect de honte parce qu’il est évacué sur certains tiers, un des enfants pour Mme B. ou Mme De. Je pense fondamentalement qu’elles ne le ressentent pas, pas plus qu’elles ne se laissent affecter par le sentiment d’indignité renvoyé par les enfants, car leur démarche, leur quête, aussi simple, modeste soit-elle, ne relève pas de l’atteinte de soi (de la passivation, élément essentiel de la honte ainsi que le soulignent A. Ciccone et A. Ferrant) mais au contraire de son affirmation. Au fond, c’est avant, quand le sujet était soumis, avait abdiqué la réalisation de son vrai self dans une vie créative, qu’il était probablement inconsciemment honteux. En ce sens, le processus de la vieille dame indigne est un processus « anti-honte ». L’hypothèse première est donc, ici, que la vieille dame indigne, qui dérange par cela même qu’elle interroge chacun en miroir, témoigne d’une tentative de sortir d’une organisation en faux self, de même que ce patient âgé qui commença une analyse avec A. Segal suite à son veuvage et alors que, banquier et bon père de famille (comme disent les juristes) il avait abdiqué son désir d’être peintre (qu’il réalisa tardivement) pour une carrière professionnelle et familiale conforme aux attentes de son environnement.
Cette hypothèse met donc en opposition deux niveaux d’idéaux : les idéaux parentaux (cf. ci-dessus) et sociaux (en grande partie véhiculés, médiatisés par les parents), qui peuvent pousser le sujet à abdiquer ses aspirations, ses idéaux propres quand ils ne les nourrissent pas mais s’opposent à eux, et l’idéal beaucoup plus fondamental pour chaque sujet (en partie, mais en partie seulement, promu par le socius) d’être en cohérence avec son self. Elle conduit aussi à nuancer notre propos. En effet, si l’opposition vrai self/faux self est commode et parlante, elle n’en relève pas moins d’un clivage qui favorise lui-même l’idéalisation. En effet, de manière plus nuancée, ce qui est en jeu, audelà de l’opposition binaire, ce sont les montages quant à l’expérience du self et donc les montages, via le self, des expériences de satisfaction à travers l’expérience d’être, et, au moins pour un temps, en-deçà des expériences orgastiques. Ainsi D. W. Winnicott distingue-t-il le faux self pathologique du faux self social, la différence tenant tout à la fois à la dimension défensive et/ou adaptative et à la conscience que le sujet a de sa soumission à des règles qui ne correspondent pas à ce qu’il est, à ce qu’il pense. De plus, quelque chose du jeu entre self et réalité s’exprime dans les capacités créatrices de chacun : c’est à ce prix qu’il est possible au self de s’adapter (mais pas à n’importe quoi) sans se soumettre. C’est sans doute aussi ce que J. Lacan visait lorsqu’il écrivait que « le sujet ne doit pas céder sur son désir. » Lorsque je parlais d’idéalisation à propos de « faire l’expérience du vrai self », j’étais moi-même pris par mon objet dans un mouvement d’idéalisation. La clinique psychiatrique comme la clinique littéraire (l’auteur, à sa façon, est alors le clinicien) montre que ces sujets sont au fond dans une affirmation certes à certains égards radicale (il leur faut l’imposer à leur entourage familial) mais que, ceci étant posé, l’affirmation est modeste. Ainsi Mme De demande essentiellement que l’on accepte son mouvement tardif d’isolement dans un milieu institutionnel qui le supporte mal (les entretiens me permettront d’éliminer une dimension dépressive) ; si dans un premier temps j’avais pensé à un mouvement de toute-puissance tyrannique, j’ai abandonné cette hypothèse dès lors qu’il est apparu que lorsque l’on accédait à ses demandes (rester dans sa chambre plutôt qu’être installée dans le salon avec les autres) elle n’en demandait pas plus.
Ainsi de Mme B. qui ne demande rien d’autre à ses enfants que de la laisser vivre comme bon lui semble à une période historique où cela était d’autant plus difficile que l’on était une femme. Ainsi enfin de Lady Slane qui souhaite se retirer dans un village afin de pouvoir prendre le temps de penser sa vie, ce qui lui permet de découvrir sa gouvernante, qui vit pourtant auprès d’elle depuis des décennies, et deux personnages quelque peu singuliers. Cette revendication tardive ne vise donc pas l’idéalisation de soi mais s’inscrit plutôt dans une quête, avec ce qu’elle peut aussi avoir de douloureux, de soi : seule Lady Slane, dans notre corpus, semble pouvoir y parvenir, ce qui veut dire qu’elle accepte de passer par des mouvements dépressifs et déceptifs quant à elle-même. Je pense en particulier à un passage où elle se souvient qu’adolescente elle avait voulu faire les Beaux-Arts mais n’avait pas même demandé à son père car elle pensait qu’il n’attendait pas cela d’elle. Mariée, elle demanda un atelier à son mari qui lui dit qu’avec la vie de famille elle n’aura guère le temps d’y aller : elle ne se battit pas, n’insista pas. Dans l’après-coup elle a le courage de ne pas évacuer cela projectivement sur son mari (il n’a pas voulu) mais au contraire de prendre en compte son propre manque de courage dans l’affirmation de son désir. Dans un premier temps peut se poser dans cette clinique la question d’un mouvement maniaque à l’approche de la mort (cf. ce que j’évoquais plus haut comme sentiment d’urgence), et ce d’autant plus que la manifestation de la vieille dame indigne suit toujours un veuvage qui rappelle la réalité de la mort, de l’autre mais aussi de cette part de soi déposée dans l’autre. Pourtant il ne s’agit in fine (si j’ose écrire) pas de cela. Il me parait certes probable que le mouvement maniaque ait donné l’énergie de départ nécessaire mais par la suite il s’agit d’un mouvement qui se centre tandis que le mouvement maniaque s’inscrit dans la dispersion de sa course en avant. Mme De, au début de son hospitalisation, criait et insultait beaucoup, surtout lorsque l’on s’approchait d’elle. Au fur et à mesure de l’hospitalisation, de la meilleure prise en compte de son désir, ses mouvements agressifs désordonnés devinrent plus limités et ciblés.
De même il n’y a ni chez Mme B. ni chez Lady Slane de surenchère, tout au contraire : leur mouvement global se donne un ou deux objets de prédilection (le cordonnier et la jeune fille pour la première, la gouvernante, le propriétaire de sa maison et un ami retrouvé pour la seconde). Dans la logique du bilan de vie, mais un bilan portant moins sur des contenus que sur des processus et sur le contact avec le self, il ressort que la vieille dame indigne utilise sa libido, dans une dimension narcissique, pour se recentrer sur ce qui, pour elle, fut et/ ou aurait dû demeurer essentiel et pour, le cas échéant, parvenir à un degré plus avancé d’intégration. Il existe cependant une différence entre ces deux femmes de fiction : si Lady Slane est dans un travail de deuil de ce qui n’a pas été (de ce qu’elle n’a pas su faire être) en le faisant être dans sa pensée et dans ses échanges avec un ami, il y a chez Mme B. comme chez Mme De quelque chose d’une épiphanie de l’être, quelque chose qui tire du côté de ce que J. Lacan nomme la jouissance. Autrement dit, tandis qu’« être enfin » dans un modeste mouvement de triomphe tardif, conduit chacune du côté de la vie, l’expérience du vrai self est vécue comme essentiellement protectrice de la vie pour Mme De et Mme B. tandis qu’elle mêle cette dimension à une dimension dépressive chez Lady Slane, puisqu’il s’agit de ce qui n’a pas été vécu et ne pourra plus l’être. Dans cette partie, j’ai choisi de développer la figure de la vieille dame indigne dans la logique du self. Mais cette figure me paraît aussi être une configuration possible de ce que C. Joubert nomme « l’ancêtre insuffisamment bon » dans la mesure où il y a de l’agressivité vis-à-vis de la descendance dans ce recentrement sur soi. C’est ce que nous allons maintenant approfondir en articulation avec ce que j’ai nommé « la haine de la descendance et le fantasme de la bombe à retardement » (J-M. Talpin, 2003). Le prix du self et les limites de l’intégration de l’agressivité Le mouvement subjectif, au sens fort du terme puisqu’il s’agit du mouvement par lequel le sujet s’affirme tel dans sa singularité et en appui sur les traces psychiques archaïques qui forment le cœur du self, d’aller à la rencontre du self dans un mouvement créatif de vie, est bien sûr d’abord un mouvement de soi à soi (mais dans le rapport au monde) à ce moment de la vie où le temps apparaît comme limité, où les pertes objectales, mais aussi narcissiques, ont été nombreuses.
Cependant le penser seulement ainsi serait participer à l’illusion narcissique, à l’idéalisation de la quête de soi, comme si le sujet vieillissant était (déjà) hors monde alors qu’il s’agit plutôt pour lui de repenser sa place dans le monde. Or ce sujet est aussi un sujet inscrit (voire « pris », dans une perspective plus persécutoire) dans le monde et dans des liens, à commencer, pour les situations que nous avons retenues, par ces liens puissants que sont ceux de la famille, en particulier du mariage et de la filiation (les plus visibles dans notre matériel). Il est remarquable, je l’ai déjà signalé, que ces femmes ne deviennent des vieilles dames indignes qu’après le veuvage. À un premier niveau, je proposerai que le mari, ou plus justement le lien au mari, était porteur et garant de la normalité (au sens du faux self social, cf. J. Mac Dougall) et ce d’autant plus qu’à chaque fois il s’agit d’un couple, formé dans la jeunesse, qui a duré toute une vie. Il n’est pas à exclure, en particulier (mais pas seulement) compte tenu de la dimension historique, que le mari ait tenu lieu de figure paternelle, qu’il en ait été, du point de vue du sujet lui-même comme dans ses propres identifications, le relais. Dès lors que ce mari est mort, la femme se trouve déliée (ou plutôt se délie car il en est d’autres qui demeurent liées jusqu’à leur propre mort) de la manière dont elle s’était aliénée à son mari et plus globalement au cadre familial. Je dis bien « s’était aliénée » car dans aucune de nos trois situations il ne semble que le mari ait été tyrannique. Il s’agit bien plutôt de ce qui se joue dans le pacte du couple tel qu’il s’inscrit dans un ensemble familial plus vaste. Après la mort du mari, la femme va être traversée de plusieurs mouvements. D’une part elle va (re)prendre contact avec celle qu’elle est devenue, avec ses transformations qu’elle avait pu plus ou moins dénier, ignorer. En effet, dans la vie de couple (J.-G. Lemaire, M. Dupré-Latour) nous savons que les idéaux de l’un et de l’autre n’évoluent pas toujours parallèlement ni à la même vitesse et qu’une des manières de ne pas en tenir compte est de choisir d’ignorer ses propres mouvements psychiques afin d’éloigner toute potentialité conflictuelle dans le couple.
D’autre part elle va (re)prendre contact avec celle qu’elle était au moment du mariage (ou de la rencontre), ce qui est très net avec Lady Slane, et qu’elle a dénié dans le pacte fondateur du couple, dans le choix même d’un objet plus conforme à l’inscription sociale de la famille qu’à sa potentialité à soutenir une possible réalisation des aspirations du self. Enfin elle peut souhaiter attaquer le mari mort en s’opposant à lui afin de s’affirmer dans ses désirs profonds, quand bien même cette attaque n’est pas frontale. Aussi ce désir tardif d’affirmation du self n’est-il pas « pur » (encore un adjectif de l’idéal) mais au contraire intriqué à d’autres enjeux, en particulier agressifs, vis-à-vis de ceux auxquels la femme est profondément liée. Nous avons vu ce qu’il en était du mari. Il semble avoir tenu toute sa vie une fonction, non contestée par la femme, de garant de la normalité (avec ce que cela comporte de rassurant quant au risque de rencontre avec sa propre folie). Seule sa mort permet de remettre celle-ci en cause, d’en percevoir, au moins préconsciemment, la dimension aliénante. Ce qui ressort comme forme d’agressivité vis-àvis des maris se manifeste moins en attaques contre eux (aucune ne se plaint de son mari ou ne le critique vraiment) que dans la rapidité avec laquelle ils semblent oubliés, avec laquelle la page de la vie maritale (mais aussi familiale, je vais m’y arrêter bientôt) est tournée. Si la figure du mari n’est pas directement attaquée par la vieille dame indigne, il en va autrement pour celle des enfants. En effet Mme De réserve à sa fille le même traitement qu’aux soignants, lui disant de lui « foutre la paix », lui faisant des remarques acerbes, ironiques et blessantes, tandis que Mme B. et Lady Slane manifestent clairement leur désir de voir enfants et petits-enfants le moins possible, afin de se dégager de ce rôle aliénant de mère et grand-mère, comme si elles avaient besoin de montrer que le sens de leur vie est loin de se résumer à cette double fonction, qu’il ne peut (plus ?) se réaliser dans cette dimension de la filiation. Dans la logique des travaux de M. Bydlowski, nous pouvons nous demander ce que le sujet attaque de sa filiation à ses parents lorsqu’il attaque le lien à sa descendance, mais nous n’avons pas ici assez de matériel pour explorer cette hypothèse plus avant (J-M. Talpin 2003A et B). Si, du point de vue des enfants, une telle attitude de leur mère peut venir remettre en question l’histoire antérieure de la relation avec elle, du point de vue de la mère cette attitude est à penser comme inscrite dans le temps.
Elle ne veut pas dire que la relation aux enfants était fausse mais qu’elle avait une raison d’être quand les enfants étaient dépendants alors qu’ils sont maintenant (au moins du point de vue de l’âge) largement adultes, ce dont certains ne semblent pas avoir pris toute la mesure. C’est en effet toujours une découverte, et une blessure, pour un enfant, fut-il adulte, de voir que sa mère peut avoir plus important que lui dans sa vie ! Dans les deux textes que nous avons retenus, les enfants (pour des raisons affectives mais aussi matérielles à leur avantage) ont organisé la vieillesse de leur mère : il ne fait aucun doute pour eux que celle-ci ne peut qu’avoir lieu auprès d’eux, ce que l’une et l’autre démentent, de même que Mme De qui m’expliqua qu’elle avait choisi la maison de retraite car l’idée de vivre chez sa fille, son gendre et ses petits-enfants lui était insupportable tant ils étaient « trop comme il faut » disait-elle en les imitant… Les vieilles femmes imposent alors leur point de vue, qui est de vivre seules. C’est là qu’a lieu le premier mouvement d’agressivité. En effet, l’idéal de vie dans la vieillesse que ces femmes se sont construits suppose une rupture avec leur mode de vie antérieur donc une décision qui fait violence aux enfants en les décollant de leurs représentations de leur mère. Nous sommes alors loin de ce modèle du bien vieillir comme deuil de soi proposé par H. Bianchi qui pensait ce vieillissement dans une dimension oblative, le sujet renonçant à être pour lui-même en étant pour les autres. Cette perspective clinique peut être soutenue soit lorsque des sujets sont portés par un modèle chrétien qui lui donne sens, soit parce qu’ils veulent laisser d’eux cette image de don ou qu’ils sont pris dans d’importants enjeux de réparation ; elle peut aussi l’être lorsque les sujets âgés ont pu faire une expérience suffisamment satisfaisante du self, ce qui leur permet de se décentrer tardivement et/ou de s’inscrire dans la transmission. Mais ce point de vue me semble aussi porter la part de l’idéalisation que chacun de nous, fut-il psychologue ou psychanalyste, projette sur la vieillesse. Quoi qu’il en soit, la vieille dame indigne ne s’inscrit pas dans cette dimension oblative. Il s’agit plutôt pour elle de rattraper le temps perdu ou, pour le moins, de sortir d’un temps dans lequel elle a mis en latence ses aspirations singulières pour les inscrire dans le cadre familial, un temps dans lequel elle a articulé ses idéaux singuliers aux idéaux familiaux.
On peut d’ailleurs se demander ce qu’il entre de déception, sans doute inévitable, voire nécessaire, dans cette rupture tardive et ce recentrement sur soi, ce qui renvoie en particulier à la déception exprimée par Qohélet dans l’Ecclésiaste (J-M. Talpin, 2006). Cette déception maternelle est au demeurant nécessaire à l’autonomisation des enfants. Si la première manifestation agressive, nécessairement, de la vieille dame indigne est dans son opposition au projet de captation de ses vieux jours par ses enfants, la seconde est dans la réappropriation par elle des biens acquis par le couple, où nous retrouvons encore le refus de la dimension oblative au profit d’une certaine jouissance : jouissance des biens mais aussi jouissance d’un usage autre de ces biens que celui attendu par les enfants. À cet égard, Mme B., de Brecht, est la plus explicite : elle ne sera pas la simple courroie de transmission des biens du couple (se faisant uniquement usufruitière) mais au contraire en fera bon ce que lui semblera. Au désespoir d’un de ses fils (peu riche) et à l’amusement d’un autre et de son petit-enfant, elle en dépensera une partie pour elle-même (cinéma, vin, restaurant) et en transmettra une autre partie en dehors de la famille (chapeaux à la jeune fille, argent de l’hypothèque au savetier), signifiant alors clairement préférer les liens affiliatifs aux liens filiatifs 5. Ainsi que j’ai pu le développer à propos de ce que j’ai nommé le fantasme de la bombe à retardement (J-M. Talpin, 2005), ce cas de figure se rencontre régulièrement dans la clinique auprès de sujets âgés, en particulier dans le fantasme de déshériter ses enfants au profit de tiers préférés… À propos de cette agressivité vis-à-vis des enfants se pose la question de savoir de quoi ils sont porteurs au regard de leur mère : sans doute de l’histoire familiale et plus particulièrement des liens, ainsi que de la figure de ce mari qui fut leur père. Sans doute aussi de ses liens à ses propres parents, à sa propre mère pour lesquelles elle a « fait » des enfants. Or c’est avec tout cela que ces femmes veulent rompre, mettant ainsi à l’épreuve la capacité de leurs enfants (chacun selon sa place, son sexe, ses liens) à supporter (au double sens d’endurer ou de porter) un nouveau visage de leur mère.
Tandis que la partie précédente pouvait participer à l’idéalisation de la figure de la vieille dame indigne, la prise en compte de la dimension agressive de ce recentrement sur le self mais aussi sur l’expression des désirs (donc de la dimension pulsionnelle articulée au et par le self) participe à sa désidéalisation. Elle permet aussi de repérer comment le sujet vieillissant peut laisser place à cette dimension agressive du self alors que pour ces femmes cette dimension semble avoir été largement réprimée au profit de la vie familiale et conjugale. Pour conclure : l’idéal féminin au regard de la vieillesse Au début de ce travail, nous avons inscrit le vieillissement dans l’articulation du singulier, du familial et du social, en particulier sous l’angle des représentations et des idéaux. En effet ces deux éléments participent à l’étayage des instances singulières que nous avons retrouvées au travail dans la clinique psychothérapique et culturelle. Dans notre démarche, cette inscription large permet de mieux appréhender les enjeux des idéaux du vieillissement et dans le vieillissement tant du point de vue de la dynamique psychique des âgés que du point de vue des enjeux relationnels et contre-transférentiels des soignants du champ gérontologique. La figure de la vieille dame indigne est donc dès lors analysée dans deux perspectives : en tant que représentation par les tiers (familiers ou professionnels) et en tant que dynamique propre du sujet âgé dans un travail d’affirmation subjective avec ce que cela suppose (et nécessite) de prise de distance vis-à-vis du socius et de la descendance. Si la vieille dame est jugée indigne, c’est certes parce qu’elle est vieille (la société préfère une image désérotisée des vieux) mais c’est surtout parce qu’elle est femme. En effet, derrière ce que nous avons développé ressort le clivage de la femme, décrit par S. Freud (1910), entre la mère et l’amante (je dirai ici : la femme pulsionnelle). Nous pouvons aller plus loin dans l’analyse grâce au texte « Le motif du choix des coffrets » dans lequel S. Freud (1913) dégage trois figures de la femme : la mère, l’amante, la mort.
A l’heure où la femme vieillissante se rapproche de la mort, elle rappelle, par sa conduite jugée indigne, qu’elle refuse de se laisser enfermer dans l’idéal de la mère (qui donne et entretient la vie) ou dans sa figure inverse, la mort, mais qu’elle entend s’affirmer comme être vivant, donc désirant. Cette figure de la vieille dame indigne, condensée par B. Brechet mais présente, nous l’avons vu, dans la littérature, peut donc se comprendre comme une idéalisation de la vieillesse féminine libre opposée au refoulement du pulsionnel (en tant qu’il fait toujours violence aux autres, en particulier les enfants) et à une idéalisation qui dénie le féminin tant du côté du self que du pulsionnel. Avec la vieille indigne, ce serait le féminin non réduit par le masculin (et non réduit au masculin) qui reviendrait au devant de la scène, rappelant en même temps que, toujours, les femmes peuvent faire « peur aux hommes » (J. Cournut). Certains enfants, certains professionnels évitent la violence de cette rencontre en disqualifiant les désirs et les réalisations de leur mère ou de leur patiente (« elle est folle, elle est démente… »). L’écart entre les angoisses des enfants face aux changements maternels, face à son affirmation, et le contenu de ceux-ci (modeste, nous l’avons dit, et pas si excentrique que cela, au fond) signe la présence des enjeux fantasmatiques dont il est ici question. Que ces femmes soient toutes mères nous incite aussi à penser que le maternel vient ici figurer un lien pensé comme « naturel » (!) dont elles se défont en investissant l’affiliation en lieu et place de la filiation. La vieille dame est jugée, par l’extérieure, indigne (j’y entends aussi une forme déguisée de vœu de mort : indigne de vieillir !). En revanche, du dedans, elle recouvre sa dignité, c’est-à-dire qu’elle satisfait pour partie son idéal du moi en inventant sa vieillesse, en se créant sujet vieillissant et toujours désirant.
Talpin, J. (2011). La vieille dame indigne. Idéaux et vieillissement.
Cahiers de psychologie clinique, 36, 129-150.